FRANCOPHONES (LITTÉRATURES)

FRANCOPHONES (LITTÉRATURES)
FRANCOPHONES (LITTÉRATURES)

Littérature francophone ou littératures francophones? En passant du singulier au pluriel, l’expression varie en extension et change de valeur. La littérature francophone comprend l’ensemble des textes «littéraires» écrits en français. Les littératures francophones en forment des sous-ensembles: ce sont les domaines littéraires de langue française qui se sont développés hors des limites de l’Hexagone, dans des pays ou des régions dont ils contribuent à forger l’identité.

La reconnaissance de l’existence de littératures francophones autonomes est relativement récente et n’est pas allée sans difficultés. On a longtemps hésité sur le terme qui pourrait les nommer: littératures «régionales», «périphériques», «d’outre-mer», «d’expression française»... L’Encyclopédie de la Pléiade les rangeait en 1958 parmi les «littératures connexes». Cela trahissait la force du centralisme français: le pouvoir d’attraction et de fascination de Paris comme capitale culturelle fait que toute production littéraire en français semble devoir s’inscrire dans ses marges. Rien de comparable dans les pays de langue anglaise, espagnole ou portugaise: il y a bien longtemps que Londres, Madrid ou Lisbonne ne sont plus les seuls arbitres de la légitimation intellectuelle et littéraire de leurs domaines linguistiques.

Les littératures francophones ont manifesté leur existence propre et leur vitalité en même temps que s’affirmait la notion de «francophonie», c’est-à-dire surtout depuis les années 1960 et les décolonisations. On a pris alors conscience du fait que la langue française n’était plus la propriété exclusive des seuls Français et qu’elle pouvait dire les valeurs et les rêves des peuples les plus divers. Les littératures francophones se sont donc constituées à partir d’interrogations identitaires. Le mouvement de la négritude, lancé dès la fin des années 1930 par Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor comme une tentative de réappropriation d’une identité menacée par l’acculturation, irrigue à partir des années 1950 et 1960 la jeune littérature négro-africaine de langue française. La littérature québécoise s’est épanouie en même temps que la «révolution tranquille» des années 1960, par laquelle les Québécois revendiquaient le droit d’user de leur langue et proclamaient leur spécificité culturelle. On retrouverait des interrogations identitaires semblables quand les écrivains belges (symbolistes ou surréalistes) se sont démarqués des modèles français ou quand le Suisse Ramuz décide (à Paris!) d’être d’abord un écrivain vaudois.

Espace et circulation littéraires

Une littérature, c’est un ensemble de textes qu’unissent différentes interrelations et correspondances. Une littérature francophone regroupe des textes ayant en commun l’usage du français, mais aussi de se référer, d’une manière ou d’une autre, à un pays, une région ou une communauté. Ces textes circulent à l’intérieur des pays ou communautés concernés (ils y sont écrits, édités, diffusés, lus, critiqués, censurés, etc.): ils construisent ainsi un espace de mots, de figures, de mythes qui permet à une collectivité de se reconnaître et parfois de forger une conscience nationale. Un texte appartient à une littérature francophone s’il s’insère dans sa circulation littéraire, s’il prend place dans l’espace imaginaire qu’elle construit, Cette appartenance peut d’ailleurs être relative, intermittente, quand un texte se glisse dans plusieurs espaces, entre dans plusieurs circulations littéraires.

Soit l’exemple de la littérature francophone d’Afrique noire, qui a lentement affirmé son indépendance par rapport à la littérature française. On peut fixer son acte de naissance à la publication, en 1948, de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française préparée par Léopold Sédar Senghor et préfacée par Jean-Paul Sartre. Elle se développe dans les années 1950 avec la publication de romans d’auteurs africains (Camara Laye, Cheikh Hamidou Kane, Mongo Beti, Ferdinand Oyono...), qui sont tantôt revendicatifs et militants, tantôt simplement désireux de raconter l’Afrique. Tous ces textes sont écrits en relation avec l’Afrique, mais ils sont publiés par des éditeurs français et s’adressent au public de l’intelligentsia française, qui soutient les efforts de libération des peuples colonisés. On dira donc que, à l’époque, cet ensemble de textes africains continue de s’inscrire dans le prolongement de la littérature française. Mais, après les indépendances, l’école africaine s’est préoccupée d’africaniser ses programmes en y introduisant ces textes d’auteurs africains. Ceux-ci, étudiés en classe, sont devenus les premiers «classiques» de la littérature négro-africaine. Ils ont vu leurs tirages se gonfler (avec leur diffusion dans des collections de poche) et, surtout, ils ont trouvé un nouveau public: celui de la jeunesse africaine scolarisée, qui s’est ainsi réapproprié son patrimoine littéraire. Une circulation littéraire proprement africaine s’est ainsi mise en place, qui s’est affirmée avec les tentatives de création de maisons d’édition africaines. Les jeunes générations, qui témoignent d’une remarquable «faim de lecture et d’écriture», ont dorénavant comme horizon littéraire un ensemble de textes qui mettent en œuvre une thématique originale, inventent de savoureuses langues d’écriture et forment ainsi une véritable «littérature africaine francophone».

Au Québec aussi, l’école a joué un rôle essentiel en réservant aux auteurs locaux une place prépondérante dans les programmes scolaires. L’édition québécoise, qui existe depuis le XIXe siècle, avait d’ailleurs fourni les bases d’une circulation littéraire indépendante: le nombre d’ouvrages écrits, édités, diffusés au Québec constitue un ensemble impressionnant. Mais le revers de ce développement autonome, c’est que les livres québécois ne sortent guère du pays et que certains écrivains peuvent souffrir de l’exiguïté de leur public et de l’enfermement dans leur province.

D’autres régions de la francophonie connaissent une édition locale permettant une circulation littéraire propre: ce fut le cas de l’île Maurice jusqu’aux années 1950 ou du Liban qui avait maintenu, malgré la guerre civile, une importante production éditoriale en français. En Belgique et en Suisse, la situation est plus ambiguë, compte tenu de la proximité de la France. Mais les difficultés de faire circuler en France des livres belges ou suisses (et par exemple la méconnaissance où l’on y tient le grand écrivain belge Charles De Coster) seraient une preuve a contrario de la réelle autonomie des littératures belge et suisse.

Cependant, si les littératures francophones tendent à se définir par l’autonomie de leur circulation littéraire, il reste que les délimitations restent floues, les frontières poreuses. Les espaces littéraires échangent livres et écrivains. Les Mauriciens revendiquent volontiers comme texte fondateur et matriciel de leur littérature une œuvre, celle de Bernardin de Saint-Pierre, qui appartient de plein droit à la littérature française. Mais Paul et Virginie et le Voyage à l’île de France ont connu dans l’île une fortune particulière, une sorte d’appropriation par les lectures qu’on en a faites, les prolongements qu’on leur a donnés. Dans les années récentes, J.-M. G. Le Clézio a mis à nouveau l’accent sur ces problèmes d’appartenance littéraire en se présentant comme «écrivain mauricien» à l’occasion de la sortie de son roman Le Chercheur d’or (1985). Cette œuvre, qui se veut une remontée dans l’histoire de la famille de l’auteur, naguère installée à Maurice, a été reçue par le public littéraire mauricien comme une tentative pour s’inscrire dans son espace culturel, et entrer ainsi dans une circulation littéraire insulaire.

La situation est analogue pour des écrivains comme Jean-Jacques Rousseau ou Georges Simenon, tellement intégrés à la littérature française que la question de leur nationalité littéraire ne semble pas se poser. Pourtant une lecture suisse de Rousseau, belge de Simenon, en les réinsérant dans leur culture d’origine, donne à ces œuvres une physionomie nouvelle.

Thématiques et stratégies

«Tout homme est créé pour dire la vérité de sa terre», affirme l’écrivain martiniquais Édouard Glissant. Tel est aussi le projet des littératures francophones: dire une vérité, soutenir une identité souvent mal assurée, occultée, refusée, aliénée. Mais la variété des situations francophones impose la plus grande diversité dans le choix des thématiques et des stratégies d’écriture.

Au Canada, la pratique littéraire en français est un acte de résistance. On écrit pour «vivre, se défendre et se prolonger» (Lionel Groulx, 1926). Les poètes des années 1960 ont pris la parole dans un esprit de ressourcement, de reconquête, de libération: il s’agisssait de rompre avec un passé de dépendance et d’agir sur le présent. Poésie militante donc, fortement marquée par l’oralité, essentielle dans la tradition québécoise. Du chanteur Félix Leclerc au poète Gaston Miron, l’ambition était de créer le Québec comme une patrie poétique.

Aux Antilles, le brassage des civilisations a pu brouiller la perception de l’identité culturelle. Aimé Césaire avait cru pouvoir la fonder sur la négritude. Édouard Glissant préfère l’enraciner dans l’histoire et l’environnement culturel. Son projet littéraire et philosophique est de raccorder les Antillais à leur histoire et à leur pays. Ambition qui se prolonge dans l’œuvre de romanciers (Simone Schwarz-Bart, Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau) dont chaque ouvrage procède à l’inventaire émerveillé du divers antillais.

Le «réalisme merveilleux» cher aux Haïtiens Jacques Roumain ou Jacques Stephen Alexis vise moins à faire la somme d’une culture qu’à se laisser porter par le grand souffle d’une inspiration où se mêlent tentations animistes et fascinations érotiques. C’est l’énergie même de la culture haïtienne que la littérature tente alors de capter.

En Afrique, l’époque de la négritude avait été une période de grande exaltation poétique: poèmes-cris ou poèmes-tracts pour exprimer l’immense souffrance nègre et affirmer une altérité radicale, tandis que les grands poèmes de Léopold Sédar Senghor célébraient une immémoriale splendeur africaine. Puis est venu le temps des désenchantements et des interrogations: après les romans de l’espérance de libération (Sembène Ousmane), les romans problématiques, qui s’interrogent sur le devenir de l’Afrique, sur le despotisme tropical et les ogres du pouvoir (Sony Labou Tansi). Un écrivain réussit à dépasser les contradictions africaines: Amadou Hampaté Bâ, homme de grande ferveur spirituelle, historien et ethnographe, romancier hors des normes et autobiographe, qui réussit à couler dans une écriture sereine la parole africaine venue du fond des âges.

La mort de la littérature maghrébine francophone avait été souvent pronostiquée: elle ne devait pas survivre aux indépendances et à l’inévitable «réarabisation» de l’Afrique du Nord. C’est le contraire qui s’est produit. Après une première génération dont les textes naissaient des combats pour la libération nationale et les accompagnaient ou les suscitaient (Kateb Yacine, Mohammed Dib), une deuxième, puis une troisième génération littéraire se sont levées, trouvant leur public aussi bien au Maghreb qu’en France, instaurant un dialogue des cultures entre les deux rives de la Méditerranée. La littérature maghrébine d’expression française est fortement marquée par le statut ambivalent du français, qui est aussi bien perçu comme la langue de l’aliénation que comme la langue de combats identitaires (contre les totalitarismes menaçants). Écrire en français, grâce au détour proposé par l’exil dans une langue étrangère, permet de prendre sur sa société un salutaire recul critique.

Pour dire la vérité de la Grande Île, la littérature malgache avait privilégié la pratique de la «poésie de traduction»: tentative pour écrire malgache en français, en transposant des attentes, des attitudes, des formes poétiques (Jean-Joseph Rabearivelo).

Les écrivains de la Réunion et de l’île Maurice (surtout Malcolm de Chazal) ont donné corps au curieux mythe littéraire de la Lémurie, qui fait des îles de l’océan Indien les vestiges d’un continent primordial englouti, dont les insulaires actuels seraient les héritiers. Dans cette mythologie, on peut voir le désir de construire une généalogie prestigieuse et de revendiquer une glorieuse autochtonie.

La situation est plus ambiguë en Europe francophone. La littérature belge, à l’image de l’identité problématique du pays, mêle baroque et rigueur, fantastique et réalisme, paroxysme et dérision, et joue volontiers sur des ruptures brutales. Plus paisible, la littérature suisse allie régionalisme et cosmopolitisme, intimité de l’analyse psychologique et goût des grands voyages.

Travail de la langue

Qu’ils l’aient reçue comme langue naturelle ou choisie pour être leur langue d’expression, les écrivains d’expression française ne sont pas avares de déclarations enflammées pour proclamer leur amour de la langue française. Léopold Sédar Senghor célébrait cette langue «de gentillesse et d’honnêteté». Le Mauricien Raymond Chasle renchérissait: «Langue de toutes les succulences et de toutes les résonances, elle est pour moi le support privilégié de la méditation, de la mémoire, de la connaissance et du combat.» Pourtant, le français des littératures francophones ne correspond guère à l’image de pureté et d’universalité rationnelle, héritée du discours rivarolien. Il exhibe les traces sous-jacentes de la présence des autres langues avec lesquelles il est en contact dans les pays réputés francophones. Quand il n’est pas langue maternelle de l’écrivain, il porte la trace des combats et des déchirements au milieu desquels il a été acquis («Nous sommes des voleurs de langues», proclamait le poète malgache Jacques Rabemananjara). Cette langue des anciens dominateurs coloniaux, il a fallu, par la violence et la subversion, l’obliger à dire l’identité reconquise. Le français s’est donc ouvert aux différences: au lieu de la transparence universaliste, il a fait rayonner cet obscur noyau où se referme l’inaliénable particularité de l’autre. Beaucoup de propos d’écrivains se plaisent à souligner l’impureté fondatrice du «français francophone»: «Mon français c’est du yiddisho-wallon, du bruxello-français, de la lumière et des ciels, entre Bruges et Ostende, qui solarisent et ombrent la langue» (Jacques Sojcher, en Belgique); «Je veux pouvoir mélanger en elle [la langue française] ma raison et ma folie [...], inviter d’autres mots à partager ses merveilles» (Jean-Claude Charles, à Haïti)...

Les littératures francophones invitent donc à cette expérience capitale de l’étrangeté de et dans la langue, qui est peut-être le propre de toute expérience littéraire: «Toute langue est étrangère à celui qui écrit» (Yves Laplace, en Suisse). Entrer dans un texte francophone, c’est pénétrer dans un espace de mots à la frontière de plusieurs cultures, c’est peut-être habituer son oreille à reconnaître la rumeur polyphonique du monde.

Beaucoup d’œuvres francophones ont su inventer de belles langues d’écriture, laissant affleurer parlures et polyphonies linguistiques. Dans le théâtre et les romans du Québécois Michel Tremblay, le joual (parler populaire de Montréal) introduit sa gouaille et sa verdeur. Le créole habite le français romanesque des Antillais Patrick Chamoiseau ou Raphaël Confiant. L’Ivoirien Ahmadou Kourouma emprunte au malinké les mots et les figures pour dire la détresse de son héros (Les Soleils des indépendances , 1970). Il ne s’agit pas seulement d’effets de «couleur locale». À chaque fois, c’est bien la langue du texte qui s’infléchit pour faire place à la parole de l’autre.

Or telle est bien l’essence du projet littéraire francophone: dire la parole particulière et plurielle de groupes humains (parfois minoritaires et menacés) qui font confiance à l’universalité de la langue française pour attester leur présence au monde.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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